Article de Maïté Claire Abadie: Un évènement, Le siège de Puebla, entre discours officiel et discours oublié : une multiplicité de lectures
Un évènement, Le siège de Puebla, entre discours officiel et discours oublié : une multiplicité de lectures *
Maïté Claire Abadie
(Benemérita Universidad Autónoma de Puebla / Université de Poitiers– CRLA-Archivos)
Mon étude porte sur l’analyse de l’écriture de Tirso Rafael Córdoba dans une de ces œuvres historiques intitulée: El sitio de Puebla: apuntes para la historia de México sacados de documentos oficiales y relaciones con testigos fidedignos. Il s’agit d’un évènement crucial aussi bien dans l’historiographie mexicaine que dans l’historiographie française mais pour des raisons différentes propres à l’Histoire de chaque pays. Le livre de Córdoba n’a jamais été traduit en français et a fait l’objet de 4 éditions distinctes : deux par J. M Vanegas (une en 1863 et l’autre posthume en 1892), une en 1970 par José M. Cajica Jr, et une en 1984 par la maison Innovación. La grande question qui se pose aujourd’hui est celle de la littéralité du discours historique et en particulier comment à travers l’analyse rhétorique d’une œuvre historique il est possible de décoder l’idéologie appartenant à son auteur :
L’homme est au temps ce que le personnage est à l’histoire, une image, un signe, une représentation. Avec une différence cependant, c’est que le temps c’est la vie, l’histoire le récit, le temps est vécu, l’histoire est racontée. Jean-Pierre Faye le souligne avec force et raison : « il y a une évidence toute primitive, écrit-il, c’est que l’histoire est d’abord une narration. » (Meyran,Maximilien et le Mexique 92).
Cette citation illustre tout à fait le sujet de cet article : l’histoire peut être considérée comme une narration, un point de vue. L’historien choisit ses sources et en les sélectionnant, il fait un choix qui traduira un avis et orientera une lecture lors du passage à l’écrit même s’il estime que sa sélection est juste en s’inspirant comme peut le mentionner Cordoba dans son titre de « documents officiels ». Meyran nous dit, « l’histoire ne se fait qu’en se racontant » (93) et on ne peut que valider cette posture. Tout comme le démontre J.P Faye dans la Théorie du Récit quand il assure qu’une « critique de l’histoire ne peut être exercée qu’en racontant comment l’histoire, en se narrant se produit. » (Faye, Théorie du Récit : Introduction aux langages Totalitaires 3). En effet, la question principale de cette étude porte sur comment une reconstitution des faits devient une reconstruction de ceux-ci à travers laquelle l’auteur fait passer une idéologie.
Contenu et forme de l’œuvre au service de l’idéologie
Tirso Rafael Cordoba est à la fois auteur et témoin du fait historique : le siège de Puebla en 1863. Il est un témoin civil. L’œuvre est présentée sous la forme d’un journal de bord obligeant le lecteur à vivre au jour le jour la même chose que le narrateur et à se fondre dans son discours. L’intérêt de faire aujourd’hui une rétrospective d’un évènement qui a eu lieu en 1863, c’est l’abondance des sources sur le sujet. Il existe en effet plusieurs versions du siège aussi bien françaises que mexicaines. Du côté mexicain, on en retire une histoire de ce dernier qui est une version officielle : celle de ceux qui finiront par vaincre les français en 1867 quand Maximilien sera fusillé à Querétaro. Du côté français, on est aussi du côté de l’Histoire officielle française : avec des récits et des mémoires de soldats, généraux et missionnaires ayant participé au siège. Avec Córdoba, on se place du côté des vaincus, de ceux qui ont soutenus l’intervention française et qui sont considérés en plus d’être « afrancesados[1] » d’être conservateurs. Se pose alors la question de la vérité historique.
D’après nous, il en existe plusieurs impliquant de la sorte, un double discours : un officiel, celui des vainqueurs en général ; et un autre, oublié, celui des vaincus. Jacqueline Covo dans une critique intitulée “Colonialisme et mentalités: la “vérité” sur le Mexique de l’Intervention et de l’Empire”, publiée dans l’œuvre de Meyran, Maximilien et le Mexique, affirme ce qui suit :
La France du Second Empire, puissance coloniale aux Antilles, en Afrique – notamment en Algérie – en Extrême-Orient, comme les autres grands états européens, peut asseoir sa bonne conscience chauvine et impérialiste sur les récentes découvertes scientifiques et idéologiques pseudo-scientifiques : en 1853-1855, l’Essai sur L’inégalité des races humaines de Gobineau, systématisant les idées reçues de son temps, liait le degré de civilisation d’un peuple à ses composantes ethniques ; en 1859, Darwin démontrait le principe de sélection naturelle à partir de l’aptitude au milieu. Peu nombreux étaient sans doute, dans les années 1860, les lecteurs français ouverts à une connaissance directe de ces ouvrages, capables de les assimiler en y exerçant leur sens critique – et nos témoins de l’aventure mexicaine n’y font référence à aucun moment. Mais, de manière diffuse et implicite, plus ou moins bien compris et interprété, leur écho pouvait nourrir le corps des préjugés et d’idées reçues destiné à masquer les appêtits [sic] coloniaux, tout en les justifiant. » (Meyran, Maximilien et le Mexique37).
La citation ouvre la voie sur la renaissance d’un auteur oublié par l’Histoire et aide à comprendre la nécessité de réaliser une balance critique entre deux discours. Il se pose alors la question de la mise en récit des évènements.
Mise en récit
En envisageant l’histoire comme un récit et une pratique discursive, on peut considérer que l’histoire ne se fait qu’en se racontant. Paul Veyne avait affirmé : « l’histoire est un roman vrai […] un récit d’évènements vrais qui ont l’homme pour acteur » (Veyne, Comment écrire l’Histoire 352). Le terme « évènement » est capital pour comprendre la nature même de l’histoire. Force est de constater qu’une histoire qui ne raconterait rien n’aurait que peu d’intérêt. C’est en réalité, un ensemble d’histoires. Pour Veyne, l’histoire est une description de ce qui a été vécu même si celui-ci la reconstitue à partir de ses sources. Il s’appuie sur El Diario de las operaciones militares en le mentionnant de façon explicite à deux reprises. Il consigne aussi à sept reprises, la Historia del ejército de Oriente et se réfère aussi une fois à la Historia inédita del Ejército de Oriente. En faisant apparaitre directement ses sources, Córdoba légitime sa prise de position. C’est grâce à elles qu’il arrive à convaincre ses lecteurs. Par exemple, pour démythifier une victoire des libéraux, il utilise les sources qu’il possède pour démontrer qu’en réalité, cette réussite a seulement été sublimée par l’Histoire officielle. Córdoba écrit:
mas [sic] lo que verdaderamente debe causar indignacion [sic] es el descaro con que en esta vez se aseguró que las tropas de Gonzalez Ortega habian [sic] rechazado á[sic] los franceses, y obtenido una gran victoria. Apenas puede creerse que una asercion [sic] del todo contraria á [sic]la verdad se haya comunicado oficialmente, y ménos [sic] aún que hubiera entre nosotros un gobierno capaz de autorizar adulteraciones tan graves de los hechos. (45).
Il insère en note de bas de page un commentaire qui insiste sur le caractère ridicule de la posture des “juaristas” qui ne font que se contredire et se dévaloriser: “para que mis lectores vean hasta qué estremo [sic] de ridiculez llegaron los juaristas, pretendiendo hacer sublime la soñada victoria del 26 de marzo, insertamos á [sic] continuación tres curiosos documentos” (Córdoba, El Sitio de Puebla45). Les documents joints sont: un ordre général du corps de l’armée d’Orient datée du 27 mars 1863 avec les félicitations de Benito Juarez et ensuite celui de la Junte patriotique du Mexique aux troupes d’Orient.
La mise en récit de la destruction de certains édifices de Puebla dus au siège est aussi mise en relief par un témoignage visuel. L’utilisation des lithographies qui pourraient apparaitre comme de simples illustrations de l’oeuvre ne le sont pas. Elles sont des preuves qui justifient son témoignage et donc son point de vue. Les lithographies fonctionnent comme une stratégie rhétorique qui sert le récit en étoffant l’argumentation de celui-ci. L’archéologue Arnulfo Allende Carrera grâce à l’utilisation de ces lithographies remarque les incohérences entre l’histoire officielle et ce qui semble s’être réellement passé :
En general, Tirso Rafael Córdova (sic) responsabiliza al ejército de Juárez por las demoliciones tanto del hospicio como de San Javier y Santa Inés, y del incendio del templo de San Agustín, entre otros desmanes, no por el hecho de defenderlos de la ocupación por parte de los zuavos, sino como una manera de justificar sus maniobras erróneas, que resultaban a cada ocasión en el avance del ejército invasor. En este punto cabe otorgar al autor el beneficio de la duda, e intentar —a futuro— una revisión crítica de los documentos disponibles sobre el tema, ya que como podemos ver en diversas fotografías ylitografías de toda clase de fuentes, estos edificios aparecen, en efecto, dañados en considerable medida por la acción de metralla y desde distintos ángulos. Y entonces nos planteamos lo siguiente: si el ejército invasor tenía ya tomados los inmuebles referidos, ¿quién bombardea desde fuera? ¿Con qué objetivo? Si las imágenes con que contamos están tomadas y muestran los estragos de la guerra desde las partes de los edificios que dan al oriente, principalmente, y la línea de defensa de los juaristas miraba al poniente, con el afán de detener la entrada de las fuerzas de Forey que venían del cerro de San Juan, ¿quién ocasionó tal destrucción a fuego de cañón? (Allende, Dualidad 22).
Les lithographies contredisent donc le discours officiel et soutiennent donc la version historique proposée par Córdoba. Córdoba en étant témoin du siège raconte ce qu’il a vécu mais s’appuie aussi sur des sources suivant ce que Veyne nomme des « intrigues » et qui sont des « mélanges très humains et très peu scientifiques de causes matérielles, de fins et de hasards » (46). Il écrit que « le vécu et le formel sont deux domaines coextensifs du connaître » (283) posant alors la question de l’élaboration du formel à partir du vécu. Il est donc naturel de se demander quelle est la part de vérité dans cette élaboration « personnel » du discours historique.
De la même façon qu’Ortega, Córdoba recourt à des documents officiels que ce soit par des insertions directes en citant sa source, en note de bas de page (« [1] Historia del ejército de Oriente» (40)) ou dans le corpus même. Il le fait aussi à travers l’écriture mais sans donner de détails précis (« diversos partes telegráficos dirigidos hoy à [sic] Gonzalez Ortega» (41)). Il en appelle aussi aux lithographies qui participent au témoignage visuel qu’il transmet. En particulier lorsque qu’il raconte l’épisode du premier avril 1863 avec l’hospice des pauvres. Il décrit: «desde luego los juaristas desesperados apelaron al miserable medio de demolerlas á [sic] cañonazos, dejando en completa ruina con especialidad el lado que mira hácia [sic] el Oriente» (60) et en face du texte, il insère la lithographie.
Dans ce même récit, on trouve, selon les sources, une narration des faits différente qui laisse le lecteur en proie au doute quant à la véracité des faits relatés et sur ce qui s’est passé ce jour-là. Córdoba nous affirme que les français se trouvaient logés dans l’hospice laissant donc la responsabilité de la destruction de celui-ci aux mains des libéraux. La vérité historique qui s’est faite en analysant les différentes lignes de défense et d’attaque relatées dans les chroniques militaires françaises et militaires appuie le discours de Córdoba. Il écrit:
En el Hospicio de pobres, cuya toma se verificó en este dia [sic], tuvieron lugar esos actos de valor heróico á [sic] que nos referimos, pues á [sic] pesar del vivo fuego que los defensores de Puebla hacian [sic] desde la trinchera de la calle de Cholula y otros puntos que rodean á [sic] aquel estenso [sic] y hermoso edificio, los franceses se alojaron en él, conquistando así una manzana más (60).
Comme le souligne Allende: «si las imágenes con que contamos están tomadas y muestran los estragos de la guerra desde las partes de los edificios que dan al oriente, principalmente, y la línea de defensa de los juaristas miraba al poniente, con el afán de detener la entrada de las fuerzas de Forey que venían del cerro de San Juan, ¿quién ocasionó tal destrucción a fuego de cañón? » (22). La réponse est évidente et aucun de nos deux généraux: Troncoso et Ortega ne fait référence à ses lignes de défense. D’ailleurs, il n’y a que dans l’œuvre de Córdoba que l’on trouve un plan topographique du Siège de Puebla. Néanmoins, dans ses mémoires, le général Porfirio Díaz lui, parle de ces lignes de défenses et d’attaques. Le 2 avril 1863, il témoigne :
La línea que yo debía ocupar comenzaba por el sur con la manzana en que está el Convento de San Agustín: seguía para el norte la del Hospicio y toda esa línea de manzanas hasta La Merced, situada en el extremo norte. La manzana vecina a las mías, hacia el sur, que era la última que había al sur de la ciudad, estaba ocupada por el Batallón Sánchez Román, de la División de Zacatecas.
[…]
En los momentos en que yo relevaba a la Brigada del General Escobedo, fue ocupada por el enemigo la manzana del Hospicio, porque la fuerza que la cubría se había retirado sin esperar la que debía relevarla, y conocido el caso por el Cuartel General, se me ordenó no la disputara en esos momentos, sino que ocupara prontamente las que aún quedaban en nuestro poder. En consecuencia, interrumpida la línea de manzanas que yo defendía por la del Hospicio, mi comunicación tenía que ser tardía y por dentro de nuestra línea defendida. (Díaz, Memorias 27)
Le général confirme ce que Córdoba disait quant à l’occupation des français du quartier de l’hospice. L’écriture du général prête à confusion car elle laisse un vide dans la narration de l’histoire officiel laissant place à que chacun puisse donner son avis sur les différentes lignes de défense et d’attaque: « en consecuencia, interrumpida la línea de manzanas que yo defendía por la del Hospicio, mi comunicación tenía que ser tardía y por dentro de nuestra línea defendida » (27).
Tout au long de sa narration, Córdoba insiste sur le plan des « juaristas » de tout détruire comme il l’indique le 23 avril 1863 :
este inícuo [sic] plan de reducirlo todo á [sic] cenizas, era como se ha visto muy del agrado de los demagogos y así se tuvo por conveniente seguirlo ejecutando, pues la patria lo exigia [sic] cada vez mas [sic]. […] se dió [sic] órden de retirarse […] previniéndoles espresamente [sic] que pusieran fuego á [sic] los edificios, para evitar que en ellos se alojase el enemigo (78-79).
Connaissant la poste conservatrice de la ville de Puebla à cette époque, il n’est pas surprenant que les libéraux aient quelques fois commis plus d’abus qu’ils n’auraient fait à une ville plus propice au gouvernement libéral de Juárez. La narration du général Díaz reflète et confirme la désorganisation de l’armée du côté « juarista » tout comme de sa « lâcheté ». Désorganisation que Córdoba avait déjà mentionnée: «unas tropas sin disciplina» (Córdoba, El Sitio de Puebla41). Quant à lâcheté de ces soldats pour Díaz, elle est justifiée car ils étaient démoralisés et c’est pour cela qu’ils ont fuis de façon désordonée: « […] desmoralizó a mis soldados que llegaron a huir en desorden »(Díaz, Memorias27). La destruction à laquelle se livrait les « juaristas », il l’indique aussi mais la présente comme nécessaire pour le combat et non pas comme un désir volontaire de démolition: « mandé perforar los muros para comunicarme con los zapadores que habían quedado aislados en las piezas y para proveerlos de municiones »(Díaz, Memorias 27).
Cette mise en récit des évènements se retrouve aussi ans la « grandeur » des français dont parle à de nombreuses reprises Cordoba comme dans l’épisode d’Atlixco. Un épisode qui d’ailleurs n’est autre qu’un métarécit, il ne réfère pas au siège de Puebla en tant que tel et Córdoba n’en ai pas témoin en personne cependant, il nous raconte ce qui s’est passé le 12 avril 1863 :
A la entrada de la referida columna los vecinos de Atlixco se encontraban poseidos [sic] de terror; los demagogos habian [sic] hecho creer à [sic] los hombres honrados que la tropa francesa ejercitaba terribles actos de barbarie, mil veces mas [sic] escandalosos que los de los bandidos revolucionarios. Mas [sic] en breve comprendieron las personas sensatas que la hora de la verdadera libertad habia [sic] sonado, y viendo que en lugar de entregarse á [sic] la persecucion [sic] y al pillaje las recien [sic] llegadas fuerzas se ocupabán [sic] de constituir las autoridades y de guardar el órden [sic], despareció el general sobresalto (70).
Néanmoins, les officiers français en avaient une perception distincte. Pour certains, les mexicains les détestaient. « Le peuple nous hait » (dans Rollet, Lettres du Mexique de Myrtil Grodevolle 1862-1866 70) est ce qu’a écrit Grodevolle en juin 1863 en entrant à México.
Histoire et vérité
Pour cela, il est important de définir ce qu’on perçoit par « vérité » et par « histoire ». On entend la vérité au sens de vérité matérielle, ce que Jules Lachelier considère un accord de la pensée avec toute chose : « une vérité pure de toute relation à notre pensée » (51), « nous pouvons nous demander si leur vérité n’est pas renfermée tout entière en nous-mêmes » (111). Selon l’historien, est considéré comme vrai ce qui correspond à la réalité existante ou qui a existé. Cette référence à une réalité « objective » ne peut être séparée de l’histoire. Langlois et Seignobos définissent d’ailleurs l’histoire comme une « représentation d’une réalité passée » (124) et affirment que l’histoire est forcément subjective : « subjectif n’est pas synonyme d’irréel » (124).
Définir le terme « histoire » n’est pas une chose aisée aux vus de la polysémie induite par ce mot. Il peut se référer aussi bien à la réalité passée qu’au savoir qui se construit à partir de celle-ci. Ces deux histoires sont anachroniques : l’histoire est une écriture du passé construite dans le présent de l’historien. C’est dans cette distance temporelle que réside le problème de la vérité chez l’historien. Córdoba, ne s’étiquetant pas de la sorte (« este examen corresponde al historiador » (9) peut donc échapper à ces considérations soulevant une autre problématique qui est celle de l’histoire en tant que genre littéraire. Bien qu’une fois encore, il nous dit, « no es mi ánimo escribir una historia » (5) justifiant néanmoins cette première affirmation en parlant de son vécu, d’où l’importance même de celui-ci : « no es mi ánimo escribir una historia: sin la larga esperiencia [sic] que dan los años, y falto de aquellos conocimientos que son el fruto de un estudio constante, jamas [sic] cargaría sobre mis hombros un peso tan desproporcionado à [sic] sus fuerzas. » (5). On rappelle que Hayden White ou Paul Veyne ont justement considéré l’histoire comme un genre narratif faisant écho à cette relecture de l’histoire que je propose à travers la rhétorique de Córdoba.
Au travers de la lecture du Sitio de Pueblaet du contraste avec les autres sources françaises, on peut sans nul doute soutenir la parole de Córdoba comme véridique quant à la violence exercée par les « juaristas ». Les contrastes auxquels font face l’Histoire mettent l’accent sur la question de la vérité historique. Une vérité historique qui ne peut pas sortir de la bouche d’un seul historien. L’historien devant opérer par choix lors de la sélection de ses sources, il devient alors un acteur subjectif du discours. Cordoba dans son manuel de littérature hispano-mexicaine s’interroge sur les qualités que doit adopter l’historien face à la rédaction de l’histoire :
¿qué dotes, por lo mismo, ha de tener el buen historiador?
Grande instruccion [sic]. especialmente [sic]en los ramos que conciernen á [sic] los sucesos, épocas, lugares, usos, costumbres, leyes, pasiones, etc. De los pueblos y de los hombres; conocimiento profundo de la crítica, suma imparcialidad, independencia y oralidad; y energía para atacar el vicio y defender la virtud. (102)
Cette définition dans El Sitio de Puebla, il ne l’applique pas ne se considérant pas “historien”, il peut donc manquer de “parcialité” par exemple et de là, construire sa propre histoire ce qui est d’autant plus représentatif qu’il est témoin des évènements qu’il raconte se plaçant alors comme personnage de sa propre narration. Il se pose alors la question de savoir si le Siège de Puebla est plus qu’un document historique, une construction “fictive” d’une réalité.
Entre histoire et fiction : la construction d’une identité nationale
Krysztof Pomian fait référence à une vérité qui fusionne le savoir avec la réalité dans son article, « Histoire et Fiction ». Il y affirme que l’histoire ne peut se passer de fictions comme « la construction d’un immeuble ne saurait se passer des échafaudages qu’on démonte une fois le travail terminés et l’immeuble stabilisé pour longtemps sur ses propres fondations ». Il n’en est pas moins qu’il précise que l’histoire est un « édifice toujours inachevé – on ne démonte les anciens échafaudages que pour en installer sans tarder de nouveaux ». Voilà comment il justifie l’existence de ce que l’on nomme des vérités historiques et qui nous permettent de mieux comprendre pourquoi l’histoire de Córdoba est tombée dans l’oubli (nécessité d’une époque d’oublier certains pans de l’histoire pour se construire une identité nationale officielle) et pourquoi il est aujourd’hui pertinent de construire de nouveaux échafaudages. Car si l’historien effectue des choix, il n’en est pas moins assujetti aux volontés d’un gouvernement de faire ou non passer à la postérité certains écrits même si c’est au nom du besoin de construire une identité nationale forte car l’histoire des vaincus fait aussi parti de la construction de cette identité qui est trop souvent mise à l’écart.
Pour Michel de Certeau, Paul Ricoeur, Roger Chartier ou Krysztof Pomian, l’histoire est un discours sur la réalité mais aussi une narration qui utilise les ressorts de la fiction : elle met le passé « en intrigue » (Ricoeur) et crée des continuités entre les traces discontinues de ce passé, mettant en scène des acteurs fictices (peuples, classes sociales, nations), elle utilise la métaphore, joue sur les conjugaisons, etc. D’un autre côté, le roman pour émouvoir le public doit être vraisemblable, être « comme si passé » (Ricoeur) et chercher à créer un « effet de réel » (Barthes) à travers l’utilisation du passé simple. L’histoire cherche à « faire savoir, faire comprendre, faire sentir » (16), comme écrit Krysztof Pomian dans son article “Histoire et Fiction”. À travers le Siège de Puebla,Córdoba met en intrigue l’Histoire en la reconstituant à partir de son vécu et de ses souvenirs ce qui est souligné par l’utilisation de la première personne du singulier. Ce « je » soutient l’idée d’une construction propre et affirme la prise de position de l’auteur : « veo (5, 115, 119), observé (6), presencié (6), tengo (93), « mis » (7,16, 18, 35, etc), etc. L’auteur crée du suspense par la simple utilisation du temps. Le siège de Puebla dure 3 mois mais on le découvre au fur et à mesure de la lecture car il n’y a pas de sommaire ou d’index. Les termes choisis par l’auteur dès le prologue en sont témoins quand il parle que cette avec une « ávida curiosidad » (6) qu’il a observé les mouvements des armées et qu’il a assisté aux « horrores » et aux « angustias » (6) qu’ont engendré le Siège de Puebla. Le lecteur ne sait donc pas quelle va être l’issue de ce siège. Dans le prologue, il ne mentionne pas la France à proprement parlé. Il utilise une métaphore en s’y référant comme « la nacion [sic] mas [sic] gloriosa de la tierra » (6). Au fil des jours, on découvre peu à peu que les français ont remporté le siège par les différentes victoires et les avancées qu’ils font dans la ville.
La violence des « juaristas » : une lecture du Siège de Puebla
En analysant le Siège de Puebla de Córdoba, la violence exercée durant le siège apparait comme un élément essentiel du discours de l’auteur comme la destruction du temple de Saint Augustin par exemple.
La violence des « juaristas » mentionnée par Córdoba qui en même temps insiste sur le fait que les français n’étaient pas aussi violents est un élément clé de sa rhétorique car les différentes versions de l’histoire nous montre bien combien les français ont eux aussi fait preuve d’une grande cruauté. Ce qui montre le parti pris de l’auteur au sein même de sa narration. Pour appuyer la cruauté dont on fait preuve par exemple les français à cette époque, Louis Curot, un soldat français nous a laissé un témoignage bien moins discret que d’autres qu’on pourrait qualifier de modérés tels que Niox, Noir ou le général Blanchot. Dans une carte à son frère, envoyée depuis Orizaba le 29 septembre 1862, il raconte les représailles d’un convoi français qui a été anéanti par la guérilla :
Nous avons tombé dessus à la bayonnette et je te prie de croire que ceux qui ont pu se sauver n’avait [sic] pas mal aux jambes, ils escaladaient les buissons, ils ne craignaient pas de déchirer leurs guêtres, nous en avons éventrés environ 300 à coup de bayonnette et tu sais que nos fourchettes à nous autres sont passablement larges, quand on leurs [sic] = avaient [sic] enfilé la fourchette dans la bedaine, l’on tournait un tour de clef pour leur donner plus de jouissance et de manière à élargir la boutonière [sic]. Nous en avons pris 57 de vivants, nous leurs avons faits [sic] comme nous faisions aux bédouins en Afrique, nous les avons faits [sic] rôtir dans 200 fagots de bois sur lesquels nous les avions attachés, après nous y avons mis le feu et je te prie de croire qu’on les entendait bêler de loin. (Toulon 189).
Emmanuel Domenech rend compte du même épisode mais comme le souligne Jacqueline Covo, « les champs sémantiques et la syntaxe répartissent clairement le droit et la barbarie entre les deux camps » (dans Meyran,Maximilien et le Mexique52):
Autrefois la Soledad était plus florissante, mais les habitants, au nombre de deux mille, ayant attaqué un convoi de munitions, furent punis par l’incendie de leurs propriétés. La maison de l’alcade [sic] et celle du curé furent les seules exceptées de la destruction. (Domenech, Le Mexique tel qu’il est 35).
Que ce soit dans l’œuvre de Domenech ou dans l’œuvre de Córdoba, on voit se détacher une vision héroïque des français. Une vision héroïque qui sert un but : celui de l’élaboration d’un discours officiel dominant pour la France et qui sera celui d’un discours oublié pour le Mexique. Les deux auteurs parlent « des héros » (Domenech, Le Mexique tel qu’il est 38) et Córdoba affirme : « la bandera de la Francia, la precursora de la civilización » (10). En utilisant le terme de « précurseur de la civilisation », Córdoba met en évidence la vision qu’il a de la France. Une vision qui par ailleurs peut sembler colonialiste si on se remémore les conquérants et missionnaires espagnols venus dans le Nouveau-Monde pour apporter la civilisation à ces hommes barbares. C’est dans la même optique que Córdoba dans son Histoire élémentaire du Mexique (Historia elemental de México), manuel d’études destiné à la jeunesse, définit la conquête et l’évangélisation. Ici encore, un autre parti pris de l’auteur, celle d’un homme profondément croyant, preuve en est qu’il était aussi homme de foi et sous la protection de l’évêque Labastida et Dávalos. On remarque l’importance de l’évangélisation pour Córdoba quand dans la leçon 1 de la seconde partie de son manuel quant à la question « ¿a qué fines encaminaba la realizacion de tan grandiosa empresa ? » (118), il répond « proponíase [sic]ante todo la gloria de Dios [sic], dando á [sic] conocer al Verbo y su evangélica á [sic] los gentiles moradores de aquellas tierras ignoradas, y destinar los tesoros que en ellas encontrase, y destinar los tesoros que en ellas encontrase al rescate del Santo Sepulcro del Salvador” (118). On note l’hyperbole avec l’utilisation de “grandiosa” puis l’expression “gloria de Dios” en italique qui insiste sur l’importance de ladite entreprise. Force est de constater qu’avec ces quelques mots, Córdoba partage sa vision de la conquête et des origines de son peuple qu’il considère à cet instant comme « ignorant ». Moins de subjectivité aurait été l’utilisation d’un terme comme « inconnues ». De plus, il parle bien d’un « sauvetage » ce qui renforce l’idée que la conquête était une nécessité et un bien pour les habitants du Nouveau-monde.
Pour Domenech, les libéraux sont des barbares : « je suis libéral était le passeport de tout adhérent à l’insurrection, de tout assassin et de tout voleur de grandes routes ; sous prétexte de faire la guerre au gouvernement établi on s’abandonne à tous les forfaits » (Domenech, Le Mexique tel qu’il est273). Cependant, il critique tout autant les conservateurs et les membres du clergé comme l’explique Jacqueline Covo, il dénigre l’ensemble de la population :
Il n’y a donc chez eux aucun patriotisme (p. 270)[2], non plus que chez les cléricaux, d’ailleurs, car curieusement l’anticléricalisme de ce prêtre n’a rien à envie à celui des libéraux qu’il combat : si le parti clérical –partisan de l’Empire, pourtant – représente les dix-neuf vingtièmes de la population, c’est qu’il regroupe tous les Indiens – « soumis au clergé comme des enfants, étant nuls en politique » – toutes les femmes, ainsi que les propriétaires (ce qui n’est pas faux !) ; ensuite, les immenses propriétés de ce clergé « peu évangélique » – les trois quarts du territoire, dit-il – l’ont rendu omnipotent (p.268-269) ; aussi notre aumônier est-il hostile aux biens de main-morte (p. 146) ; n’aurait-il pas, par hasard, profité des lois de Réforme, confirmées par Maximilien[3], pour acheter des biens du clergé ?
En tout cas, tous les partis confondus, même non patriotes, sont coupables de ne pas vouloir partager le pouvoir,
« encore moins le céder à des étrangers (…) pour prétexte que, connaissant mieux le pays que nous, ils devaient également mieux le gouverner. » (p.191)
Selon Córdoba et Domenech, les soldats français sont populaires et déchainent l’enthousiasme des habitants qu’ils protègent du joug des cruels « bandes juaristes » (Domenech, Le Mexique tel qu’il est 164), leur courage et leur éducation provoquant admiration et sympathie.
Il faut cependant observer la version des libéraux pour qui la violence a été produite et exercée par ceux qu’ils ont nommés de « traitres à la patrie ».
La destruction du temple de Saint Augustin qui a eu lieu le 4 avril 1863 est narrée de diverses façons selon les sources. Córdoba nous parle d’un «infame proyecto, largo tiempo ántes [sic] meditado, de reducir á cenizas aquel hermoso templo, haciendo creer al pueblo que una bomba francesa ocasionaba semejante catástrofe” (62). Il nous fait comprendre que la violence et la destruction religieuse étaient un désir et la volonté des libéraux. Il ajoute: «sus corifeos aparentaban el mas [sic] grande asombro y se mostraban airados porque los franceses aniquilaban nuestros templos, […] he aqui [sic] á [sic] los defensores de la religion [sic], á [sic] los protectores de México,” decian [sic]» (62-63). Les termes choisis reflètent l’animosité: «escandaloso atentado» (63), et l’utilisation de l’italique accentue le ridicule de la situation afin de persuader le lecteur. Narrant le même évènement, le général libéral, Troncoso se passe des détails :
Hoy ha sido día de tantas emociones como los dos días anteriores. Cañoneo y bombardeo de la Iglesia de San Agustín y centro de la ciudad; incendio de dicha iglesia; segundo ataque de San marcos menos fuerte que el primero, pero bastante formal, estando allí mejor fortificados; segundo ataque de Judas Tadeo; amago al Fuerte de Zaragoza; cañonazos a las torres de Catedral, y cañoneo al Señor de los Trabajos y Santa Anita. Todo esto hemos gozado. (El diario de la operaciones militares del sitio de Pueblaen 1863269).
Il clôt son paragraphe avec une phrase qui donne raison à Córdoba: « todo esto hemos gozado ». Avec cette phrase, on met l’accent sur la dévalorisation du culte religieux tout comme quand il utilise d’autres expressions similaires : « desde luego se incendiaron » (270) comme s’il était naturel de devoir brûler tout ce qui appartient à la religion, ainsi l’adverbe « felizmente », dans la phrase « se llevó a cabo felizmente » (270), met en relief une action volontaire et oublie la mort de nombres de soldats.
Le général Ortega lui fait presque abstraction de l’évènement: “Las tendencias de que me ocupo, concluyeron enteramente con los triunfos que comenzaron á [sic] obtener nuestras armas los dias [sic] 2, 3, 6 y 7 de Abril [sic]” (101), il évade. Toutefois, il explique ce qui s’est passé. Sa narration est organisée et claire. La différence de style avec Córdoba est palpable car ici, il n’y a pas d’artifices. On se demande même si tant de froideur n’est pas délibéré de la part de l’auteur pour faire sentir un certain détachement de l’auteur quant à l’importance de l’évènement:
Como á [sic] los dos de la mañana, el enemigo que se hallaba cerca de la plazuela de San Agustin [sic] abrió una brecha con artillería en la manzana que manda el ciudadano coronel Balcázar, lanzándose á continuación hasta ocupar parte de una casa, en cuya posicion [sic] sostuvo un combate con los defensores de la línea hasta las cinco de la mañana, á [sic] cuyo hora fue completamente rechazado, dejando en nuestro poder algunos muertos y armas, y en la calle otros de los primeros, y varias de las segundas que tampoco le permite recoger. (103).
Cette absence de point de vue apparente diffère de l’écriture de Córdoba qui lui n’hésite pas à s’impliquer personnellement: « a varios causará extrañeza mi lenguaje y muchos me llamarán calumniador, mas [sic] los que fueron testigos de los hechos dirán si mis palabras son del todo conformes á [sic] la verdad » (63). Pourtant, Ortega tout comme Córdoba mentionne des documents officiels comme l’ordre du corps de l’armée de l’Orient quant aux faits du 3 au 4 avril 1863 publiant ce qui suit :
El ciudadano general en jefe se ha servido mandar se haga mencion [sic] del ciudadano coronel del 6.º batallon [sic] de Jalisco Miguel Balcázar, por su comportamiento en la jornada de anoche, pues é mas [sic] de haber cumplido su deber, dió [sic] ejemplo de valor á [sic] su tropa. Del teniente coronel del 4.º batallon [sic] Rafael Ballesteros que llenó satisfactoriamente sus deberes. Del comandante de batallon [sic] Modesto Martínez y capitan [sic] Romualdo Zárate del mismo batallon [sic], que salieron heridos y sin embargo continuaron con firmeza hasta terminar el combate.
En esta jornada cooperaron eficazmente los batallones I.º de Toluca y 6.º de Jalisco, y sobre todo, el C. general Porfirio Diaz [sic] que dirigió la defensa, dando ejemplo de valor y actividad.
Las partes generales comprenderán á [sic] todas las personas que se han hecho acreedoras, en la funcion [sic] de armas de anoche, al reconocimiento nacional.
De órden [sic] del ciudadano general en jefe. – El cuartel-maestre. – Comunicada. – Prieto. (104).
Il s’agit en effet des différents acteurs qui ont pris part à l’évènement. Il faut noter que de manière générale, Córdoba présente toujours les « juaristas » comme responsables des destructions que la ville a subi : l’hospice, le fort de Saint Xavier, Sainte Inés et l’incendie du temple de Saint Augustin. Comme le souligne l’arquéologue Allende dans son article, il les condamne « no por el hecho de defenderlos de la ocupación por parte de los zuavos, sino como una manera de justificar sus maniobras erróneas, que resultaban a cada ocasión en el avance del ejército invasor” (Dualidad22). Allende accorde le bénéfice du doute à Córdoba et à juste titre car ces édifices apparaissent en effet, « dañados en considerable medida por la acción de metralla desde distintos ángulos. Entonces nos planteamos lo siguiente: si el ejército invasor tenía ya tomados los inmuebles referidos, ¿quién bombardea desde fuera? ¿Con qué objetivo?»(Dualidad 22).
Similitudes avec le discours historique officiel français
Il existe un double discours de l’histoire : l’histoire des vainqueurs et l’histoires des perdants, une histoire que la mémoire collective garde et un qu’elle oblige à oublier. En faisant tomber un pan de l’histoire dans l’oubli, on en perd une partie qui aide à mieux comprendre l’idéologie naissante. Le discours de Córdoba se rapproche de celui de Domenech sur certains points notamment dans les références aux libéraux. Par exemple, quand ils les qualifient de « bandits », les similitudes sont grandes : Córdoba : « bandidos » (70), Domenech : « bandits » (Le Mexique tel qu’il est167). Il en va de même pour les « llamados liberales » (Córdoba, El Sitio de Puebla58), les « soit-disants libéraux » (Domenech, Le Mexique tel qu’il est 167). Ils les accusent aussi de mener une guerre irrégulière, plus atroce que les « Peaux-Rouges » (Domenech, Le Mexique tel qu’il est 43) et désordonnée. Córdoba insiste sur le fait qu’il s’agissant d’un « desorden inexplicable » (Córdoba, El Sitio de Puebla120). Le soldat mexicain levé à la force, « la leva » (Domenech, Le Mexique tel qu’il est 159), ne pense qu’à fuir d’après eux. Les soldats guidés par un chef respectueux et populaire, comme Méndez ou Mejía (qui étaient au service des français) ont su eux se faire aimer formant ainsi de « bonnes et fidèles troupes » (Domenech, Le Mexique tel qu’il est, 161), capables de courage. Córdoba aussi le constate: « los inmensos males que fisica […] y moralmente habia [sic] », « robar y maltratar á [sic] sus habitantes » (133), « ocasionado la demagogia » (129), « cuyos excesos reprobaba la nacion [sic] […] entera » (133), « incendiar y arrasar los templos » (133), etcétera. La lacheté des soldats “juaristas” est toujours mise en avant et il n’hésite d’ailleurs pas à jouer avec la police pour en rendre compte : « desalojaban y hacian[sic] huir vergonzosamente al enemigo » (40). Córdoba en ajoutant « hé [sic] aquí la realidad» (40), accentue davantage l’image d’une troupe d’Orient peureuse.
Le siège de Puebla : une nécessité
La nécessité de l’intervention française est un autre sujet qui fait débat et pour lequel selon les sources, il arrive de parler soit de guerre soit d’intervention. Selon Córdoba, l’intervention était voulue par le peuple mexicain : « las gentes honradas que secretamente suspiraban por el dia [sic] de la verdadera libertad »(15). Il insiste sur le fait que le peuple n’avait pas voix au chapitre « el pueblo llevado de su curiosidad presenciaba en silencio estas escenas »(15). Córdoba évoque le terme « peuple » très souvent dans son texte, plus d’une cinquantaine de fois, intensifiant ainsi son importance. Pour lui, l’intervention est voulue et nécessaire:
hacia [sic] tiempo que las familias emigraban en una multitud asombrosa á [sic] los pueblos de las cercanías: el instinto de la propia conservacion [sic] y el deseo de sacudir cuanto antes el yugo de los demagogos, que se hacia [sic] cada vez mas [sic] insoportable, llevaba á [sic] la mayor parte de aquellas personas á [sic] los puntos que en breve debian [sic] ocupar de preferencia los franceses (24).
Le terme « traitre » était employé par les libéraux pour renvoyer à ces Mexicains qui étaient pour l’intervention française. Le Mexique était à ce moment-là, il faut le rappeler, sujet à une succession de gouvernements plus instables les uns que les autres depuis son indépendance en 1821. En effet, il a connu tout d’abord un empire (celui d’Iturbide de 1822 à 1824), puis il a vu la naissance d’une première république fédérale (1824-1836), puis l’émergence d’une première république centrale (1836-1842). Le second centralisme a eu lieu de 1842 à 1846, il s’en est suivi la guerre avec les États-Unis (1846-1848) qui s’est clôturé par la perte de presque la moitié du territoire (annexion du Texas, de la Californie, du Nouveau-Mexique). Ensuite, le Mexique a fait face à une seconde république fédérale de 1848 à 1853 qui a débouché sur la dictature du général Santa Anna de 1853 à 1855. Suite à laquelle, le Mexique a été le théâtre d’une grande réforme libérale (1855-1867), période durant laquelle, la France est intervenue devant la grande instabilité mexicaine et la demande d’aide de nombres de conservateurs exilés de l’époque. Les États-Unis ayant le dos tourné pour être en plein guerre de sécession, voilà qui avec la suspension du paiement de la dette proclamée par le président Juárez ne pouvaient qu’inciter Napoléon III à être favorable à une telle entreprise. Pour en revenir à ces « traitres », il n’y a pas qu’eu que les libéraux qui les ont traités de la sorte. Grodvolle écrivit le 22 mars 1863 : « de l’avis de tout le monde, […] c’est que nous n’avons avec nous que la canaille du pays, des gens que tous les Mexicains traitent de traîtres » (dans Micard, La France au Mexique 193). Les mexicains qui donc se ralliaient aux soldats français étaient donc des traitres de la patrie. Comme si le fait d’être « conservateur » signifiait ne pas avoir de sentiment patriotique.
La sécurité de Córdoba en affirmer que l’intervention française était voulu par le peuple n’est cependant pas ce que certains français pensaient. On pense par exemple à de grands écrivains comme Victor Hugo, engagé contre Napoléon III qui n’était pas en faveur de l’intervention et a même envoyé une lettre au nom du peuple français pour lui affirmer son soutien et sa non-collaboration avec l’entreprise mise en marche par l’empire. Eugène Sue affirme en 1863 que « nous marchons, nous marchons sans cesse. Nous campons, nous décampons. Le Juif errant n’était rien auprès de nous. L’ennemi n’est nulle part en avant ; par contre, il tourne et reparaît partout sur nos derrières […] Ce pays-ci ne sera jamais sûr pour nous » (en Micard La France au Mexique200). Il met ainsi l’accent sur la manipulation exercée par les élites au pouvoir pour promouvoir la dite intervention qui s’est faite sous un « noble prétexte » dans un premier temps : une entrée sur le territoire mexicaine avec la triple alliance pour encaisser la dette externe. Une fois, l’Angleterre et l’Espagne retirée, la France aurait dû en faire de même. L’ensemble des paramètres exposés pointe donc du doigt un désir d’expansion propre aux souhaits d’un empire grandissant. Il faut tout de même souligner que les militaires français ne sont jamais référés à une guerre contre le Mexique mais on bien parlé d’une « intervention » sans avoir le souhait d’y rester sur le long terme. Le sujet fait encore débat aujourd’hui et montre comment la rhétorique et les jeux politiques manipulent le discours à leur convenance.
La reconstitution des faits
L’histoire ne peut donc pas être une simple reconstitution de la réalité du passé car elle s’insère toujours dans un contexte. « Il est vrai que l’Histoire est un arrangement du passé, soumis aux structures sociales, idéologiques, politiques dans lesquelles vivent et travaillent les historiens » (Jacques Le Goff, Histoire et mémoire10). Plus qu’une reconstitution des faits, il s’agit d’une reconstruction. Cette construction de l’histoire se fait bien à partir de « sources ». Mais que faire, face à un auteur qui ne se considère pas « historien » ? Córdoba a cependant effectué le travail d’un historien et a constitué un corpus de sources en privilégiant certains types de documents construisant alors son propre squelette, sa propre version du Siège de Puebla. Œuvre pour laquelle, en plus des sources externes, il est lui-même en tant que témoin, source principale des évènements.
Dans l’œuvre, El Sitio de Puebla, Córdoba écrit l’histoire comme il l’a vécue avec émotion et subjectivité. Langlois et Seignobos rejettent ce type de narration de l’histoire car ils la considèrent écrite avec des « ornements littéraires » (Introduction aux études historiques170), ils ajoutent même que l’histoire doit toujours « bien écrire et ne jamais s’endimancher » (174). Pour eux, « le but de l’histoire est, non de plaire ni de donner des recettes pratiques pour se conduire, ni d’émouvoir, mais simplement de savoir » (168). Ces débats apparaissent à la fin du XIX siècle entre les universitaires et obligent certains littéraires à rejeter tout type de littéralité dans les productions historiques. Aujourd’hui, la tendance s’inverse comme l’indique les œuvres de Philippe Carrad, Poétique de la Nouvelle Histoire, ou de Iban Jablonka, L’histoire est une littérature contemporaine.
L’œuvre de Córdoba est la seule source écrite par un témoin civil du siège de Puebla. Allende ajoute que c’est le seul « de primera mano que nos da cuenta del sitio de Puebla de una forma desmitificadora y desde la óptica de la población que sufrió el asedio tanto del ejército franco-mexicano como del mismo ejército juarista » (Dualidad 23). À travers l’analyse des différents contrastes dû aux multiplicités de versions sur cet évènement historique, on perçoit comment se construit le discours historique. Le lien entre rhétorique et discours historico-politique (de par le contenu idéologique qu’il véhicule) se trouve dans le besoin de mettre d’accord des hommes dans une société démocratique qui ont la volonté à travers la parole de produire un espace qui permette de discuter un consentement collectif et partagé afin de résoudre des questions inhérentes au fonctionnement de la ville. On connait la polémique qu’il a existé entre Córdoba et Manuel Altamirano: deux intellectuels, professeurs, aux visions distinctes qui ont lutté pour leurs idéaux.
Conclusion
La question de savoir si le discours historique, dans ce cas-ci idéologico-conservateur dit la vérité est presque une aporie car il est impossible de mettre en compétition un discours qui provient de l’opinion, d’une construction du réel avec un discours qui prétend à la vérité et qui entrerait dans la catégorie du discours scientifique. Comme l’a remarqué Paul Ricoeur :
Le genre de preuve qui convient à l’éloquence n’est pas le nécessaire, mais le vraisemblable ; car les choses humaines, dont les tribunaux et assemblées délibèrent et décident, ne sont pas susceptibles de la sorte de nécessité, de contrainte intellectuelle, que la géométrie et la philosophie exigent. Plutôt donc que de dénoncer la doxa – l’opinion – comme inférieure à l’epistémè, à la science, la philosophie peut se proposer d’élaborer une théorie du vraisemblable qui armerait la rhétorique contre ses propres abus, en la dissociant de la sophistique et de l’éristique (Ricoeur, Discours et communication 17).
Dans sa majorité, l’héritage laissé par les sophistes se base sur le fait le réel est l’objet d’une construction dont le discours rhétorique rend compte et qui façonne grâce à « leurs désirs, leurs savoirs, leurs croyances et leur compétence à le construire et à le faire accepter par d’autres » (Ricoeur, Discours et communication51). À partir de là, on peut considérer que la construction d’un discours idéologique ne se justifie pas avec la vérité, mais plutôt avec le vraisemblable et le souhaitable. Il ne faut pas oublier que le discours est enraciné dans une réalité sur laquelle il s’appuie (contexte culturel, socio-politique, économique, etc.). Toutefois, les questions d’ordre formel, comme les raisonnements erronés continuent d’être présentes et exercent obligatoirement une distorsion de la réalité qu’ils prétendent représenter.
À partir du moment où l’on considère le discours du récit historique comme une reconstruction de celui-ci à partir d’un certain point de vue, comme celui exprimé par Córdoba, on explique le pourquoi de l’existence et le besoin de s’approprier plusieurs récits historiques, divers témoignages sur les « mêmes » évènements. Une justification d’autant plus mérité de par la multiplicité des témoins et acteurs historiques (libéraux, conservateurs, civils, militaires, etc.) qui n’ont pas eu les mêmes expériences et n’ont pas gardé la même mémoire. C’est à partir de cela que l’on peut considérer que le récit historique par sa nature est une doxa[4]. Une doxaqui aurait plusieurs niveaux et séparerait l’opinion fausse de l’opinion juste. La fausse opinion méconnait totalement son objet et ne s’exprime que sur quelque chose qu’elle soutient : c’est le point de vue le plus limité car il ne perçoit même pas l’objet. Ce point de vue ne se réfère pas à des individus isolés, ignorants ou frustrés mais à des systèmes de pensées entiers. Le géocentrisme s’est d’abord basé sur une opinion totalement fausse: une opinion qui a été le fondement et le bouclier de tout un système de pensé religieux au nom duquel les théories de Giordano Bruno et de Galilée ont été dénigrées, et considérées comme fausses.
Force est de constater que l’on ne peut donc pas concevoir l’histoire sans son écriture. La rhétorique est l’instrument clé de son écriture. On ne peut donc jamais s’éloigner d’un usage idéologique ce qui oblige l’historien à une certaine rigueur quant à la véracité des assertions. En choisissant telle ou telle source, il construit sa propre vérité historique.
* Cet article a été accepté par le Comité de lecture de la revue Escritural. Écritures d’Amérique latine et sera publié dans son prochain numéro. La communication a été présentée au cours de la Journée des Doctorants du CRLA–Archivos “ Entre histoire et littérature en Amérique latine : du XIXème siècle à nos jours” (30 avril 2018).
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[1]Le terme “afrancesado” est choisi ici pour insister sur le parti pris de certains mexicains même si on sait que pour l’époque, on faisait référence par ce terme aux espagnols ayant fraternisé avec le gouvernement de Napoléon Ier.
[2]Les numéros de page cités correspondent à l’oeuvre de Domenech qui a été citée auparavant et que Jacqueline Covo utilice aussi pour son analyse.
[3]Citation de bas de page de Jacqueline Covo: “el decreto del 26.2.1865 confirma la nacionalización de los bienes eclesiásticos” (González Navarro, p.192 et s.).
[4]Terme grec qui en philosophie désigne ce qui se réfère à l’opinion individuel ou commune et que l’on différence à la connaissance pour s’affirmer en tant qu’opinion qui de cette façon peut être accepté sans arguments ni fondements.